Ennui, art et soucis

Thallulah se désespérait, seule et désespérée, désespérant dans son désespoir.

Hé oui, pour la première fois son frère l’avait laissée seule dans New-York, prétextant une brusque inspiration littéraire pour partir quelques jours avec Ethan dans son chalet du Connecticut. Elle n’avait jamais vu cet Ethan, mais Bobby-Ray lui en avait dit le plus grand bien ; elle l’avait donc laissé partir sans inquiétude, et maintenant elle se morfondait à NYC. Elle avait bien quelques amis, enfin, si on peut appeler « amis » les habitués des bars et lounges où elle aimait traîner. Mais si cela l’avait contentée les deux premiers jours, elle avait rapidement ressenti le besoin de s’éloigner et de se complaire dans la solitude la plus déprimante qu’il soit. C’est ainsi qu’elle se retrouva, le matin du 5ème jour, à Upper East Side.

Longues avenues de béton, immeubles cossus et jolies petites villas s’y côtoyaient dans une terne gaieté, de celles que l’on retrouve fréquemment dans les banlieues chics de la côte Ouest. Les taxis, les clochards, les canettes éventrées, et les mères de famille bcbg trop pressées pour amener leur chère progéniture à l’école, les abandonnant joyeusement aux bons soins de jeunes filles au pair aussi peu américaines qu’il est possible de trouver au Nouveau Monde.

Ainsi monologuait silencieusement Thallulah, toute à ses réflexions, lorsqu’elle tomba sur la Cinquième Avenue et plus précisément sur la Museum Mile. Surplombant Central Park, un bâtiment mycélium attira son attention : le Guggenheim ouvrait ses portes.

« The Museum of Non-Objective Painting », voilà qui semble prometteur, pensa la jeune fille, entrant d’un pas alerte et allègre. Elle découvrit avec étonnement la structure en hélice et l’exposition continue, les Kandinsky et les Giacometti, les Picasso et la Shape of Space, mais également les amateurs d’art qui déambulaient le long de la galerie comme dans un endroit familier, se regroupant pour commenter l’emplacement d’une toile ou la mise en lumière d’une sculpture, sur le ton intime de la confidence.

Seule une silhouette esseulée attira son attention. La jeune femme était perdue dans la contemplation d’une mosaïque de deux mètres sur deux, ressemblant à s’y méprendre à une coupe d’ovule et sobrement intitulée « Perdu au début de l’infinité ». Ses yeux bleus, rêveurs, s’attardaient sur les paillettes argentées du pourtour sombre, sans vraiment les voir.

Thallulah observa la sublime inconnue un long moment, perplexe. Ces longues jambes, cette peau si blanche contrastant avec le jais de sa chevelure, cette posture lascive… Elle se demandait comment l’accoster sans paraître inconvenante, lorsque se détournant soudain la jeune brune jeta un regard affolé derrière elle et s’éloigna vivement.

Thallulah se retourna pourr tenter de comprendre ce qui l'avait ainsi effrayé, ses yeux tombèrent sur un garçon blond (enfin, blond comme le sont généralement les garçon sc'est à dire très relativement). Il la fixa un instant.

"Hey, je te connais, on s'est déjà vu quelque part?"

Il voulu se raviser car cette phrase spontanée était d'un ridicule à en chialer dix litres.

"Ouais, t'as bien faillit m'écraser l'autre jour en voiture avec cette fille hystériquement blonde! Alors, qu'est-ce que tu fais à trainer ainsi au milieu du Guggie à cette heure si matinale? Quand j'ai besoin de me ressourcer je vais m'assoire devant une montagne de boite de Brillo... Andy Warhol a ceci d'extraordinnaire qu'il n'y a que lui capable de me faire oublier que le reste du temps la vie est à chier... Il est ma boué de sauvetage en quelque sorte... mon siège éjectable?"

Il avait l'air légèrement stressé, Thallulah allait elle le ressentir? Il faut dire que Spencer n'était pas particulièrement à l'aise lorsqu'il sagissait d'adresser la parole à une fille... Et pourtant toutes auraient dit qu'il s'en sortait à merveille tant sa maladroite spontanéité transpirait (lui aussi transpirait) de sincérité.

Effectivement, le jeune homme châtain (je me demande s'il se décrit lui-même comme blond sur les sites de rencontres pour impressionner les filles, s'interrogea-t-elle rapidement avant d'éluder la question d'un mental haussement d'épaules), le jeune homme donc disais-je, avant que cette aparté tranche le fil déjà ténu de mes pensées, bref le type lui semblait vaguement familier... Il faut dire qu'il avait le charme particulier des joyeux secrets, ce qui ne se rencontre pas tous les jours, même à NYC. Il était mignon donc, et de plus il se souvenait de Svetlana et de sa conduite -hum, "sportive" : aussi la méfiance de la jeune fille disparut rapidement et elle acquiessa avec un sourire.
- Ah oui, c'est possible... Une bonne dizaine de personnes a dû se faire la même réflexion cette journée là...

Elle s'apercu qu'elle ne répondait absolument pas à la question (aux questions, si on considère Warhol comme un moyen détourné d'obtenir son point de vue), et que l'inconnu commencait à l'observer attentivement ; aussi elle embraya rapidement :
- Je suis arrivée ici par hasard, en fait je comptais passer toute la journée ainsi que les prochains jours dans la solitude et la mauvaise humeur... mais je viens de me rendre compte que ce n'est pas une perspective très réjouissante, même si la vie n'est pas une réjouissance en soit... il y a quand même de bons moments à provoquer, ou a subir d'ailleurs... c'est peut-être, comment dire, le destin... tu ne t'es jamais demandé pourquoi il avait choisi des Brillos ? Ca m'a toujours énervée, ce choix...

Elle releva la tête, et fut soulagée de voir un franc sourire accueillir cette réponse plus qu'approximative.
- Au fait, moi c'est Thallulah ! conclue-t-elle joyeusement en tendant la main au jeune homme.

-"Enchanté... moi c'est Spencer... mes amis m'appellent Spence. C'est à dire qu'en fait si j'en avait -des amis- je crois qu'ils aimeraient peut-être m'appeller ainsi... Ebfin bref. Pourquoi Brillo? Symboliquement je pense qu' Andy cherchait à... symboliquement je ne sait foutre pas à quoi il pouvait bien penser. Tout ce que je sais c'est que ces boites ont le mysterieux pouvoir de m'apaiser... P't'ête bien que Warhol était un d'ces mutants?"

"p't'ête" "un d'ces"... En cas de stress ce foutu accent du Colorado refaisait surface à toute vitesse. Bon sang de bois. Elle, cette jolie fille étrange, cette Thallulah, à son accent devait venir du Sud. Elle disait vrai en avouant être là depuis peu... ça se voyait comme le nez au milieu de la figure... Il voulait l'inviter à prendre un pepsi à la cafèt' du musée, mais il ne s'avait pas comment s'y prendre. Le fait qu'elle ne soit New Yorkaise que d'puis peu aurait du être un avantage, mais ses yeux étaient presque hypnotiques et Spencer n'arriva qu'à machouiller une autre phrase stupide dont l'echo se perdit entre sa barbe de deux jours et une sculture de Miro.

-¨"Un pepsi en bas... /... bribe inintélligible.../ ou une boisson chaude? avec moi?"

La dernière interrogation était moins que chuchotée... s'il existait un mot pour moins que chuchoter (mais qui ne possède nullement l'attrait sensuel et presque sexuel de sussurer) il aurait été inventer pour cet erzatsz de parole dont seul Spencer Robinson pouvait avoir, parfois, le secret...